QUELLE PLACE POUR LES EMOTIONS DANS L’ENTREPRISE ?
Résumé : Nous démontrerons dans cet article comment les émotions se professionnalisent peu à peu au travail ; elles gagnent en légitimité car elles sont devenues interdépendantes aux questions relatives à la Qualité de Vie au Travail. Ainsi, afin de cerner les enjeux de cette question, nous présentons une classification pratique des émotions ainsi que les leviers d’actions pour les managers, notamment dans le management de proximité. Nous verrons du reste que les émotions sont des outils de communication, humains et numériques, remarquables par leurs efficacités. En somme, les émotions et le travail sont intrinsèquement liés.
« Le cœur a ses raisons que la raison ignore… » ce fragment des Pensées de Pascal illustre bien la dualité culturelle qui oppose la passion à la raison, l’émotion à la sagesse dans le management.
Par émotion, nous entendons les sentiments éprouvés. Aurélie Jeantet, maitre de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle souligne la nécessité pour les managers de sa saisir des émotions en tant qu’ils sont « des objets du travail en tant qu’elles seraient à transformer (à conformer, voire à réprimer, mais aussi à déployer et à inventer) » (Jeantet, 2003, 100).
Pourtant, la division émotions / raisons persiste en théorie et largement diffusée dans la culture de l’entreprise ; dans la pratique, elle se révèle néanmoins désuète pour le manager.
En effet, les avancées scientifiques dans la littérature managériale soulignent ce paradoxe : à défaut de lutter contre,
Assise-t-on à la reconnaissance voire à la professionnalisation des émotions au travail ?
Saisir ses propres émotions et celles de ses collègues semble relever de l’insaisissable ; nous répondrons à ce défi méthodologique par une proposition de classification des émotions en entreprise. En outre, cet état des lieux révèle des paradoxes qui traversent le management moderne, entre injonction à s’émouvoir d’une part, et une réticence à imprégner le management des émotions d’autre part. Cette professionnalisation des émotions, portée par les thématiques relatives à la Qualité de vie au travail (QVT) et aux nouvelles innovations managériales des organisations, invite les managers à de nouvelles pratiques pour devenir un Better Manager…
Les émotions au travail : le défi de la classification
Classifier les émotions favorise une lecture plus claire des émotions pour le manager ; cette classification répond aux attentes des « ressources humaines » qui sont valorisées selon un gradient moral du bon & positif au mauvais & négatif.
Deux types d’émotions émergent du quotidien en entreprise : d’une part les émotions « positives » que l’on appelle les « soft-skills » qui vont rendre l’individu meilleur au travail : plus performant, porté par une valorisation du bien-être au travail. Ces émotions sont émancipatrices, non rationalisées et participent au savoir-être et à l’émancipation des acteurs de l’entreprise.
D’autre part, l’entreprise en tant que construction économique et sociale, tend vers la rationalité et la standardisation des échanges. Il s’agit alors d’encadrer les émotions pour en faire un levier d’action, notamment dans la prise de décision.
To Become a Better manager : quelle palette d’émotions à identifier pour le management de proximité ?

Prise de décision et neurosciences : rationaliser les émotions
Les travaux en neurosciences, notamment ceux d’António Damásio, montrent que nos décisions et comportement sont construits conjointement dans les deux sphères du cerveau. La région gauche de notre cerveau, siège de la rationalité, et la région droit qui héberge les émotions et les instincts.
Dans un contexte professionnel, la navette entre les deux régions du cerveau est récurrente ; une mauvaise décision par exemple, est associée à une émotion négative par le cerveau. Elle sera alors effacée de la mémoire. Au contraire, une bonne décision est associée à une émotion positive, ce qui entraine une mémorisation plus précoce. Les études du neuroscientifique soulignent l’importance d’un regard global sur les émotions au travail. Elles constituent une clef dans le rouage du cerveau. Dès lors, la division émotions / rationalités perd en légitimité et se révèle plus complexe et un jeu d’interdépendance entre les régions du cerveau se met en place.
Comment manager l’incertitude ?
L’origine du terme management serait issu du latin « mano gere » duquel viendrait le mot « ménager » ; Ce mot désignait alors l’idée de mettre de l’ordre, de trier, autrement dit d’organiser son travail, l’environnement matériel et social qui le constitue. C’est encore aujourd’hui, dans les représentations et les pratiques, la mission première du manager : donner une feuille de route, prioriser, coordonner. Une définition plus contemporaine du terme, « ménager » ou « se ménager » signifie prendre soin, agir avec prudence et protéger.
Or les émotions, bien que classifiées, constituent une science du présent, celle de l’incertitude qui rend trouble la mise en œuvre d’une feuille de route managériale. Les émotions, pourtant indissociables de la prise de décision, semble ajouter de l’incertitude au manager.
Afin d’éviter cet écueil, les émotions sont à traiter comme une source d’informations à travers notre communication et celle des autres ;
Les émotions s’expriment par les mots (communication verbale), ainsi que la communication non-verbale : intonation et débit de la voix, gestuel du corps, déplacement dans l’espace, mimiques du visage sont autant d’informations révélatrices sur l’état cognitif et émotionnel de son interlocuteur : est-il d’accord ? Heureux ? irrité ? apeuré ? stressé ? Si ces informations sont identifiées, classées et captées, alors elles permettent d’adapter son
propos. Le manager comme observateur et faiseur de sens, reprend son rôle rationnel et d’organisateur.
Ce sont donc bien ses émotions et ses interprétations qui le renforce dans son propre management d’une part ceux avec les autres. Les émotions, comme l’entreprise, repose sur l’interdépendance des acteurs. Communiquer, comprendre et gérer ses émotions est donc une mission fondamentale pour le management de proximité. C’est le concept de travail émotionnel qui consiste à vouloir modifier le degré ou la nature de ses émotions (contrôler un stress, de la colère, de la gêne). L’exemple emblématique est celui de l’hôtesse de l’air, qui manage et ménage, tout un équipage à bord. Selon le contexte et son intention, les émotions qu’elles communiquent modifient le comportement des passagers :
Manager et ménager : un travail d’intention ?

4 émotions, 4 leviers d’action
Si nous devions nous concentrer sur 4 émotions clefs qui sont fréquemment évoquées en entreprise, l’instinct, l’empathie, la bienveillance ainsi que le bonheur ressortent comme les plus légitimes actuellement.
1- L’instinct : selon les travaux du scientifique et philosophe Henri Bergson, l’instinct est un moyen de connaissance de soi et du monde. Autrement dit, mon instinct est mon fond intérieur qui me lie à mon fond intérieur et au monde. L’instinct est une coïncidence parfaite entre l’environnement professionnel et le manager. C’est en quelque sorte, un sixième sens qu’il faut savoir entendre, notamment pour la prise de décision. L’intelligence rationnelle, l’intuition, et l’intelligence émotionnelle, l’instinct, se complète (comme dans le cerveau) :
–
« L’intelligence n’est pas la seule forme de la pensée. Il existe d’autres facultés de connaissance, déposées également par l’évolution de la vie, qui se rapportent directement à la réalité : l’instinct et l’intuition. L’instinct est comme une intuition qui aurait tourné court et l’intuition comme un instinct qui se serait intensifié et dilaté jusqu’à devenir conscient et susceptible de s’appliquer à toutes choses. Sous sa forme achevée, l’intuition est un pouvoir propre à l’homme qui le rend capable d’une expérience pure », écrit-il dans
La Pensée et le Mouvant. H.Bergson |
2- Empathie sans en pâtir : l’empathie cognitive, l’empathie émotionnelle qui relève de la contagion et enfin l’empathie compassionnelle.
- L’empathie cognitive permet de prêter et de déduire les comportements des collègues, donc de leurs attribuer des intentions. Ainsi, lorsqu’un manager réuni son équipe pour la présentation d’un nouveau projet, il est en mesure de prévenir les doutes et les écueils. Il conduira son argumentaire dans ce sens afin d’atténuer les craintes et susciter l’adhésion. Cette empathie permet d’anticiper pour mieux manager.
- L’empathie émotionnelle est une porosité aux émotions des autres ; c’est celle qui rend le rire communicatif, celle qui propage la peur, l’enthousiasme…
Cette dernière est distincte de l’empathie cognitive, et le gradient de l’empathie émotionnelle varie fortement selon les managers.
3 – En troisième lieu vient l’empathie compassionnelle, assez proche de la pitié. Il s’agit d’un cas particulier de l’empathie émotionnelle. Elle est plus éthique que
cette dernière, dans la mesure où elle me conduit à partager la douleur de mes collègues. Cependant, elle est davantage sujette à la « gestion » puisqu’elle est plus facilement altérable ; elle peut ainsi être anesthésié ce qui rend la prise de décision plus facile en cas de coup dur ;
Notre capacité à nous mettre à la place d’autrui – réelle et remarquablement fiable – ne nous dirige pas nécessairement vers plus de bienveillance puisque c’est un outil malléable selon les intentions.
4- Bonheur : notion phare de ces dernières années, le bonheur au travail devient peu à peu un concept galvaudé. C’est pourquoi le manager doit mener un travail de définition du bonheur propre à son organisation et autour de valeurs claires et signifiantes pour tous :
– La notion d’effort et de réconfort.
– Le sens au travail.
– Le rapport à l’autorité, à la hiérarchique (voir tableau de l’article précédent, présentant les différentes selon les générations et les aspirations.
– Quels relations vie au travail / privée ?
Emojis : vers une grammaire numérique des émotions ?
Les émotions sur Internet posent la question de la traduction et de l’interprétation. Les émojis et les émoticônes ainsi que les pictogrammes ;
1- Les pictogrammes sont les signes produisons avec les touches de nos claviers : comme le premier smiley crée en 1982.
2- Les émoticônes sont des icônes qui indexent des émotions => 🙂 ; 3- Les emoji (au singulier) sont des icônes représentant des activités, des émotions.
Ces émotions du numériques conduisent à la standardisation des échanges au sein de l’entreprise ; les émoji ou les émoticônes permettent d’exprimer un message simple, accessible et identifiable par tous :

Ces signes sont autant de marqueurs d’émotions classifiés et distribués selon des propositions et négociations d’un consortium privé international (consortium Unicode) ; son pouvoir sur les émotions numériques est fort. Chaque nouvelle proposition est sujette à des négociations entre les membres de l’organisation, composés d’experts techniques en informatiques, des linguistes ainsi que des membres dont l’identité est tenue secrète.
Ces signes, loin d’être le fruit de vos émotions singulières et sensibles, possèdent néanmoins le mérite d’être des standards de communication à utiliser avec une juste distance par le manager.
Dès lors, il convient de traiter ces marques d’émotions avec prudence au regard des limites techniques des propositions (selon votre smartphone, le cadre temporel), selon l’interprétation qu’en fera votre destinataire.
Les émotions comme Territoire numérique de marque ?
Les émoji participent à la création d’un paysage numérique, dans lequel des signes sont appropriés et érigés en symbole, voire en une identité de marque. Ce territoire numérique favorise les formes de capitalisation des plateformes numériques, notamment pour le ciblage publicitaire en
▪ Réduisant l’effort cognitif : il devient dès lors plus simple de saisir le message via des mots et des images ou à l’inverse de discuter sa polysémie… Dans tous les cas, de réagir, le partager, l’accuser, le « liker »…
▪ Favorisant l’utilisation des emoji pour “exprimer son opinion” il est ensuite plus facile de produire un “sentiment général”, de dégager des tendances.
▪ Co-construisant des espaces de médiations et de personnaliser les émoji : ils deviennent peu à peu au cœur de la relation le client avec un langage « codé ». Ils participent à une forme de “grammaire émotionnelle”.
Conclusion
Assise-t-on à la reconnaissance voire à la professionnalisation des émotions au travail ? Oui mais avec nuance. En effet, les décideurs et managers ont pris conscience du pouvoir des émotions dans le management de proximité. Cette sensibilité humaine est au service du professionnel : mieux cerner les émotions est un pouvoir d’adaptation ainsi que pour la conduite du changement. Le management gagne en humanité et donc en efficacité.
C’est notamment le cas dans la conduite du changement, ou la temporalité et la mise en œuvre des changements se font au regard du degré d’adaptabilité et de motivation des collaborateurs. Les émotions font donc partie intégrante de l’entreprise et des missions du manager du XXI siècle. Voici les points essentiels à retenir :
Que retenir des émotions au travail ?
- Elles peuvent être de 3 natures : ardentes (joie, colère…), morales (honte, indignation) et brumeuses (ennui, mélancolie).
- Nous pouvons soit les intégrer, soit les neutraliser soit mener un travail de différenciation (c’est-à-dire les outrer afin de conduire l’autre vers une émotion souhaitée). Voir la production graphique To Become a Better manager : quelle palette d’émotions à identifier pour le management de proximité.
- L’émotion est un message qui nécessite un traitement ; l’instinct, le bonheur et l’empathie sont des types d’émotions en tant qu’ils sont des sources d’informations pour le manager, notamment dans la prise de décision.
- Il y a plusieurs façons d’exprimer ses émotions, restez donc toujours attentif à votre interlocuteur (communication verbale et non-verbale…).
- Les émotions s’expriment également via une nouvelle grammaire numérique (émoji…) avec des codes précis.
- Les émotions retenues permettent la création d’un territoire numérique de marque pour une entreprise (communication / marketing).
- Comprendre ses émotions et celles des autres permet d’améliorer le bien-être au travail.
Johan Hidouche