La vitesse au travail : lenteur et réussite, est-ce un bon combo ?
- Qu’est-ce que le travail lent ?
- Quel rapport entretenons-nous avec le rythme du travail aujourd’hui ?
- Comment le fait d’être lent au travail peut avoir plus d’impact sur notre performance et notre santé ?
- La lenteur est-elle une caractéristique subissant une discrimination sociale au-delà d’une discrimination en milieu professionnel ?
Nous allons découvrir dans cet article l’histoire de notre relation au travail à travers notre rapport au temps et à la vitesse qui a été et continue d’être au cœur de nos modes de fonctionnement professionnels.
Nous savons à quel point il est malsain et improductif de se précipiter dans la vie, et pourtant nous ne pouvons nous empêcher de nous mettre une pression pour aller toujours plus vite afin de gagner du temps.
Lorsque nous parlons de “travail lent” ou “slow work” dans quelconques situations, nous nous retrouvons très souvent face à des personnes ou des articles qui nous offrent des conseils sur la manière d’aider les travailleurs lents à accélérer les choses.
Dans le passé et encore aujourd’hui, l’activité humaine est souvent considérée comme un indicateur de valorisation d’une personne. Le stress est même régulièrement glorifié aux Etats-Unis et dans la culture occidentale le plus souvent.
Malgré les méfaits causés par le stress au travail (absentéisme, erreurs ..) et le coût engendré par ce stress (des milliards d’euros), de nombreuses cultures d’entreprise continuent de renforcer ces valeurs sur le travail de plus en plus rapide.
Selon une étude sur la perception de la lenteur réalisée par Sparkup (plateforme de travail collaboratif), nous pouvons observer plusieurs constats :
Premièrement, les Français ont majoritairement l’impression d’être rapides pour réaliser leurs tâches professionnelles.
46% estiment être “rapides” au travail, tandis que 43% se considèrent “normaux” et 11% “lents”. “47% des interrogés pensent que la lenteur au travail est synonyme d’inefficacité.” Pour 29% d’entre eux, la lenteur au travail s’assimile à de la paresse.
Deuxièmement, nous observons un paradoxe dans lequel plus des trois quarts des travailleurs français soit 84% pensent que la rapidité n’est pas synonyme de réussite. Elle est même source de stress selon 57% des interrogés.
“Dans la vie professionnelle, cette nécessité de la rapidité peut s’avérer stressante et contre-productive car on oublie souvent d’évaluer la qualité du travail et son efficacité dans le temps” (Vincent Bruneau, CEO de Sparkup).
Pauline Rochart, consultante indépendante et spécialiste du futur du travail et des organisations développe une réflexion fondamentale après avoir lu l’essai sur “les Hommes lents” de l’historien Laurent Vidal : “Et si un retour de la lenteur était la clé pour retrouver qualité de vie et bien-être au travail ?”
A travers l’exemple de l’événement médiatique où un éboueur parisien, assoupi sur le rebord d’une vitrine, se fait prendre en photo à son insu. Le cliché posté sur twitter fait réagir son employeur qui décide de le licencier. L’affaire fait alors grand bruit. Elle est révélatrice de la réalité de notre époque : “ Dans le paradigme néo-libéral mondialisé, dormir est un truc de losers” ( Jonathan Crary, universitaire américain). L’historien Laurent Vidal retrace dans son essai “Les Hommes lents, Résister à la modernité, XVe – XXe siècle” (2020) l’histoire de ces “Hommes lents”.
“La figure de l’Homme moderne, prompt et efficace s’est imposée à partir du XVe siècle. Depuis, on n’a jamais cessé de valoriser la vitesse et de vouloir dominer ceux qui refusaient de “suivre le rythme”. Cette fascination pour la rapidité est aujourd’hui à son paroxysme dans le monde du travail.” (Pauline Rochart)
Dans l’histoire du passé, nous pouvons constater que les lents n’ont pas toujours été discriminés. La racine latine du mot lent est “lentus”, ce qui renvoie à ce qui était flexible, sans rigidité. Les poètes l’employaient pour désigner tout ce qui ne se laissait pas transformer facilement. Aujourd’hui, on parlerait plus de “résilience”.
C’est au Moyen Âge chrétien que les théologiens ont commencé à associer “lenteur” et “paresse”. Puis la Réforme protestante arriva et condamna la lenteur en valorisant le travail : “L’Homme n’a pas été créé pour être oisif mais pour travailler” (Martin Luther). C’est alors que la vitesse fut associée à la modernité économique et au progrès humain.
A travers des stéréotypes racistes comme “on compte généralement dans les Antilles qu’il faut trois noirs pour faire le travail d’un blanc”, une culture de la vitesse s’est développée dans l’imaginaire de manière stéréotypée, loin de la réalité.
Les “lents” sont alors représentés comme des rebelles refusant de se plier à la discipline du travail et les “rapides” comme faisant partis des “puissants”.
Quand on parle de révolution industrielle, on pense à l’invention de la machine à vapeur. Pour Laurent Vidal, “c’est bien le chronomètre qui constitue la plus grande innovation des sociétés industrielles”.
“Le pouvoir social des horloges (et des contremaîtres) exerce sur les travailleurs une contrainte forte. L’organisation scientifique du travail induit que chaque geste doit être efficace, il ne doit pas y avoir de perte (de temps, et donc d’argent).”
“Refuser de suivre ces cadences infernales devient alors une forme de résistance” (Pauline Rochart)
Le fait d’introduire des ruptures de rythme dans la norme sociale a toujours été propre aux “hommes lents”. Dans un chapitre dédié à la musique, Laurent Vidal fait remonter à la surface l’origine de la samba et du jazz, nés dans les bas-fonds des ports de Rio et de la Nouvelle Orléans où les travailleurs migrants testaient un autre rapport au temps. “Non plus un temps qui domine mais un temps qui libère” (Vidal). Il raconte comment la musique et la danse deviennent une manière de résister, de se réapproprier le temps, de “ré-exister”.
La souffrance au travail est fortement liée au “travail empêché” (terme utilisé par Yves Clot) qui signifie que les employés voudraient avoir le temps et les moyens de bien faire leur travail.
Nous sommes nombreux à vouloir nous détendre, ralentir le temps après une journée intense de travail, et avons tous nos propres méthodes. Mais qu’en-est-il de l’adaptation de notre horloge biologique au rythme de travail ?
A l’époque de la révolution industrielle, la journée de travail de huit heures popularisée par Henry Ford était basée sur le temps de fonctionnement optimal pour les machines et les lignes d’assemblage.
Ce n’était pas un modèle scientifique basé sur la recherche d’une productivité optimale, mais c’est ainsi que les usines étaient gérées à l’époque.
Aujourd’hui, nous savons que les Hommes travaillent plus efficacement dans des intervalles de 90 minutes chacun avec une pause de 20 ou 30 minutes entre eux. Sans oublier que l’énergie que nous ressentons est tout aussi significative que le nombre d’heures que nous travaillons.
Les études démontrent que la plupart des personnes sont capables de travailler avec concentration environ 4 ou 5 heures par jour. Une des meilleures manières de fructifier une journée d’au moins 8 heures de travail est de diviser la journée en 4 ou 5 heures de travail avec une grande coupure dans la journée de travail.
Nous sommes tous influencés par les articles de magazines décrivant les personnes se réveillant à l’aube comme étant des personnes qui “réussissent”.
En réalité, nous travaillons mieux aux heures de la journée qui nous conviennent le plus pour travailler, toutes les personnes n’ont pas les mêmes besoins au cours de la semaine ou de la journée et certaines travaillent mieux le soir tandis que d’autres sont plus stimulées le matin.
Selon Dee, une écrivaine basée au Caire, le blocage du temps est une stratégie efficace pour travailler à son rythme :
“Au lieu d’une liste de tâches, j’ai planifié tout mon travail en blocs de temps. Je vais donc passer deux heures par semaine à programmer mon Pinterest, mais une fois ce temps écoulé, je passe à autre chose. Le blocage du temps me donne un sentiment d’accomplissement et me permet de travailler à mon rythme. Les tâches ne débordent plus ou ne consomment plus la moitié de la journée. Un regard en arrière objectif sur toute la journée met les réussites en perspective et ne laisse pas les échecs les embrouiller.”
Des études démontrent que le multitâche diminue notre concentration et nous rend plus sujets aux erreurs à travers une expérience où des groupes étaient invités à effectuer une série de travaux, les plus lents étaient capables de mieux se concentrer que ceux qui étaient multitâches.
Se concentrer sur une tâche à la fois augmente la productivité et le fait de regrouper des tâches similaires en blocs de temps améliore la vitesse et la qualité du travail.
Prévenir le stress au travail plutôt que de le gérer est beaucoup plus enrichissant pour nous en termes de santé, de qualité de vie au travail et de performance au travail.
Sans nous en rendre compte, nous nous infligeons du stress pour des choses parfois pas si importantes dans nos vies professionnelles et personnelles, dans les deux cas cela impacte négativement notre santé et nous empêche de déployer entièrement notre potentiel intérieur.
Donner du sens au travail permet de l’apprécier et de savourer ces processus. Lorsque nous sommes conscients de ce que nous faisons et de pourquoi nous le faisons, nous pouvons offrir notre énergie de façon illimitée à la tâche concernée.
Avec l’essor du télétravail, une volonté de mieux organiser son temps de travail de manière plus libre et autonome se fait ressentir. “Etre chez soi, se réapproprier les espaces qu’on a l’impression de fréquenter plutôt que d’habiter” c’est ce que Mona Chollet défend et espère dans son essai “Chez Soi” (2015).
“On pourrait alterner les périodes de salariat et celles où l’on ferait mille autres choses, les périodes où l’on prendrait part à des activités collectives, rémunérées ou non, et celles où l’on se retirerait à l’écart pour souffler, réfléchir, créer, se reposer, prendre du recul, se ressourcer, passer du temps avec ses proches”. (Mona Chollet)
Parfois ne jamais s’arrêter, ralentit. Nous avons tous besoin de pauses, de vacances mais en plus d’être des besoins vitaux, elles augmentent nos performances, notre concentration et stimulent notre créativité. L’absence de travail est bonne pour la santé physique et mentale.
Dans son livre “In Praise of Slow”, Carl Honoré décrit les bienfaits du temps libre qui peut être vécu à travers une tasse de thé appréciée à midi :
“Slow Thinking est intuitif, laineux et créatif. C’est ce que nous faisons lorsque la pression est relâchée et qu’il est temps de laisser les idées mijoter en veilleuse. Cela donne des informations riches et nuancées et des percées parfois surprenantes.”
De nos jours, le temps est un luxe. Ralentir le rythme n’est pas dans les moyens de tout le monde. Laurent Vidal nous rappelle dans son essai que l’intérêt pour le mouvement “slow” (“slow food”, “slow work”, “slow tourisme” ..) est majoritairement partagé par les plus privilégiés.
Les voix donnant de l’importance à la lenteur se font de plus en plus entendre, “il y a des raisons d’espérer que demain, ne soit plus raillé “l’homme lent” mais un certain “homme pressé, militant quotidien de l’inhumanité”. (Pauline Rochart)
Le secret d’un travail pertinent n’est pas le moment de la journée ni le rythme de travail mais l’équilibre entre notre horloge biologique, nos besoins et le travail.
Lorsque nous ne misons pas sur un travail chargé pour donner du sens à notre progrès, nous pouvons alors nous concentrer sur notre impact.